L'ÉPOPÉE DE GILGAMESH - 2012 - up 09-2015
L'ÉPOPÉE DE GILGAMESH TEXTE ÉTABLI D'APRÈS LES FRAGMENTS BABYLONIENS, ASSYRIENS, HITTITES ET HOURITES
Au début du Ve millénaire, en basse Mésopotamie, la mer s'est retirée, libérant des terres nouvelles.
Venus l'on ne sait d'où arrivent les Sumériens qui, dans la vallée des deux fleuves, aux rives du Tigre et de l'Euphrate, se sédentarisent. Ils sont pasteurs, agriculteurs, et, comme leurs contemporains égyptiens, maîtrisent cette technique sans laquelle nulle vie ne serait possible: l'irrigation.
Mille ans plus tard, ils ont bâti des temples et des palais. Kish, Our, Ourouk, leurs cités-états, dessinent sur l'horizon doré l'ombre rose de leurs colossaux murs de brique. Et, pour organiser l'économie d'abord, codifier la religion, enregistrer les lois et fixer une tradition orale déjà foisonnante de mythes, de récits épiques, de poèmes, ils ont inventé l'écriture idéographique. Le plus ancien écrit du monde a d'ailleurs été retrouvé dans les ruines d'Ourouk. Il date de la seconde moitié du IVe millénaire.
Les premiers mythes d'Ourouk se perdent déjà dans la nuit des temps. Ils racontent la naissance des dieux et des hommes, la vie, la mort, le bien, le mal et le déluge dont la Bible reprendra le thème deux mille ans plus tard.
C'est à partir du déluge que les Sumériens font commencer leur histoire et datent leurs dynasties.
La première fut celle de Kish. La deuxième celle d'Ourouk. Le cinquième roi de cette deuxième dynastie, disent les tablettes, fut Gilgamesh qui bâtit les murailles d'Ourouk et régna cent vingt six années. Gilgamesh allait devenir le premier héros-fondateur et inspirer la première épopée qui nous soit parvenue, la plus ancienne.
Ce géant solaire dont les bas-reliefs des temples illustrent les exploits a véritablement existé, gouverné Ourouk vers 2800 ou 2600 avant J.-C. et accompli de hauts faits. Mais, très vite, on en a fait un être surnaturel, fils de déesse, plus divin qu'humain en son corps : « Pour deux tiers il est dieu, pour un tiers il est homme » dit l'Épopée, et plus homme que dieu en son âme, car il connut l'incertitude, le doute, l'amour, la révolte, le désespoir, la sagesse, la mort.
Vers la moitié du troisième millénaire, Sumer voit changer le cours de son histoire. Venu de l'ouest, un peuple d'origine sémite, celui d'Akkad, s'est
à son tour fixé en moyenne Mésopotamie. Entre Akkadiens et Sumériens les échanges vont se multipliant. Aux seconds, les premiers empruntent
l'écriture cunéiforme et l'adaptent à la phonétique de leur langue. Dès lors, et pour plus de deux mille ans encore, la Mésopotamie utilisera deux langues.
Sumer domine économiquement, politiquement et culturellement, tandis que l'apport akkadien reste dans son ombre. Puis, Sumer connaît un premier
Déclin ; surgit alors un chef akkadien, Sargon, qui va fonder la première dynastie akkadienne, imposer la suprématie d'Akkad sur Sumer et unifier le pays. C'est probablement sous son règne que l'Épopée de Gilgamesh commence à prendre forme. Puis, de nouveau, Sumer l'emporte sur Akkad.
Puis, de nouveau, Sumer l'emporte sur Akkad. C'est l'époque, vers 21OO avant J.-C., où la fusion de ces deux cultures, de ces deux pensées dont aucune n'a perdu sa spécificité, donne une prodigieuse floraison littéraire. Poèmes d'amour, poèmes érotiques, récits historiques, textes religieux, prières, hymnes, lamentations, réflexions philosophiques et métaphysiques sur la justice divine et l'existence du mal, la vie et la mort, fables, allégories, déjà tout existe et tout s'écrit, en sumérien ou en akkadien.
Au début du deuxième millénaire, surgissent, toujours de l'ouest, de nouveaux conquérants: les Amoréens. C'est Babylone qui recueillera l'héritage de Sumer et d'Akkad, et le fera revivre. Règne glorieux dont le rayonnement politique et spirituel s'étendra, notamment au temps d' Hammourabi (1792-1750 avant J.-C.) sur tout le bassin méditerranéen.
Si l'on crée moins qu'aux temps anciens, on enregistre, on fixe, on transcrit sur les tablettes d'argile tout le patrimoine culturel de la Mésopotamie, comme si cette civilisation, se sachant mortelle, voulait à tout prix laisser un héritage. Les tablettes circulent et sont traduites. Le babylonien devient le véhicule de la pensée à travers tout le Proche-Orient, et c'est dans cette langue que les pharaons de Tell-Al-Amarna correspondront avec les Hittites, les Mitaniens, les princes de Syrie et de Palestine.
Entre temps, l'Assyrie du nord est devenue une puissance comparable à Babylone qu'elle finira par dominer. Mais cela ne change rien au phénomène culturel et, peut-être même, l'enrichit. Le roi assyrien Teglath-Phalassar Ier (1115-1077 avant J.-C.) à Assour, puis Assourbanipal (668-626 avant J.-G.) à Ninive feront copier, pour leurs bibliothèques, des milliers de tablettes, et ces copies se poursuivront même après la chute de Babylone et de l'Assyrie, environ 500 ans avant notre ère.
C'est ainsi que, au cours des millénaires, l'Épopée de Gilgamesh est devenue un des textes les plus diffusés de la littérature ancienne, traduit en Hittite, en Hourite, connu au pays d'Assour, en Anatolie, en Palestine où l'on a trouvé récemment, à Meggido, une version du XIVe siècle avant J.-C. Puis sont venus d'autres conquérants : grecs, romains, arabes. La brique des murailles mésopotamiennes s'est délitée. Le sable a enseveli sa mémoire. De cette prodigieuse étape de l' histoire des hommes, on n'a retenu que l'une des branches : la Bible, en oubliant le tronc.
Passent les siècles. Au début du XIXe s'ouvre l'ère des grandes découvertes archéologiques. Des pionniers, des amateurs, des consuls occidentaux expédiés au Proche-Orient, entreprennent des fouilles sur les lieux des villes anciennes de la Mésopotamie du nord. En l843, Émile Botta, consul de France, découvre, à Ninive, le palais de Sargon II, roi d'Assyrie. A Ninive, à Khorsabad, Victor Place et Fresnel prennent son relais. En 1857, des anglais, Hincks, Oppart Et Rawlison déchiffrent l'assyrien. Un peu plus tard, Rassam et Rawlison découvrent la deuxième partie de la bibliothèque d'Assourbanipal et expédient les précieuses tablettes au British Museum. Mais, dans les signes dont elles sont gravées, ils ne voient qu'un ornement. A partir de là, commence une étonnante aventure.
Un jeune homme de vingt et un ans, George Smith, de son état graveur en billets de banque, est devenu, par passion pour l'orientalisme, l'un des visiteurs les plus assidus du British Museum. En 1863, le conservateur du département qu'il visite a l'idée de l'engager pour l'aider à mettre en ordre et à restaurer les tablettes de Ninive. En comparant les couleurs et les formes, Smith, génialement, regroupe les tablettes, les classe, démontre qu'il s'agit bien d'une écriture, et la décrypte. Sur la première qu'il a ainsi déchiffrée il trouve.. le récit du déluge. En 1872, il fait une communication à la Society of Biblical Archeology et un quotidien anglais, le Daily Telegraph, offre un crédit de mille guinées pour que l'on continue les recherches sur place.
Smith part. Et comme si quelque dieu du destin avait décidé qu'il était enfin temps pour la culture mésopotamienne de sortir de l'oubli, une semaine après le début des fouilles, il trouve une deuxième tablette qui a un rapport évident avec le premier texte déchiffré. Il est désormais en possession de deux fragments de l'Épopée de Gilgamesh, et sait qu'il en existe beaucoup d'autres puisque le texte dont il dispose mentionne douze tablettes, vraisemblablement gravées vers l'an 2000 avant J.-C. Voilà les archéologues devant un puzzle géant. Ils mettront un siècle à le reconstituer, tantôt trouvant des fragments au cours de fouilles en Irak, mais aussi en Anatolie, en Syrie, en Palestine, tantôt les découvrant chez des antiquaires de Bagdad auxquels ils les rachètent. Les dernières trouvailles ont été faites en 1974 par une expédition allemande, et si l'Épopée de Gilgamesh comporte encore quelques lacunes, on peut cependant considérer qu'elle est pratiquement complète.
Gilgamesh, le héros taillé dans le granit le plus dur, Enkidou, son ami, son frère, modelé dans l'argile la plus tendre, revivent en un texte écrit voici plus de quatre mille ans, mais dont la tradition orale est plus ancienne encore.
Texte admirable et éternel comme les chefs-d'œuvre lentement élaborés par le divin imaginaire.
Voici celui dont le nom en akkadien signifiait « le guerrier qui est en avant » et qui pouvait signifier en sumérien « l'homme qui fera pousser un arbre nouveau » .
Le récit de Gilgamesh
Adapté par Jacques Cassabois -
COMPLÉMENTS PÉDAGOGIQUES
Marie-Hélène Philippe,
agrégée de lettres classiques
gilgamesh-livret.pdf (92.38 Ko)
Gilgamesh ou le destin des hommes (1) Traductions-Vulgarisation
Illustrations de Serge Creuz (c).
Un dossier? Peut-être... Un récit ?
Disons : une histoire. La plus belle et la plus vieille histoire du monde. Trop peu connue, pourtant, des hommes d’aujourd’hui — et c’est un scandale. Car cette épopée de Gilgamesh , nous devrions la recevoir juste après le lait maternel, avec les émerveillements de l’enfance, avant le fatras scolaire. Gilgamesh, c’est la légende du monde, c’est l’inconscient collectif, c’est le souvenir des très anciens âges, quand l’homme-dieu se dressa aux portes de la première cité, pour lancer à l’univers son défi désespéré...
Cette histoire, nous vous l’offrons à partir d’aujourd’hui. Vulgarisée, traduite du cunéiforme par des soins diligents. Fascinante, toujours, comme elle le fut depuis les origines, depuis sa toute première version, voici cinq mille ans!
Imaginez que le petit père Staline, massacreur cultivé, se fût avisé, en 1945, que la fin des temps pouvait être proche — avec cette saleté de bombe découverte par les Américains... Imaginez qu’il eût décidé de sauver, de mettre en lieu sûr tout l’héritage littéraire de l’humanité, donnant cet effet des ordres précis :
— Pendant qu’il en est temps encore, tant qu’ils existent, allez me rechercher les textes de l’âge d’or hellénique. Nous comprenons le grec, nous connaissons cette écriture, ce ne sera peut-être plus le cas dans quelques années. Allez donc, cherchez, compilez, traduisez, classez-moi tout cela dans nos archives.
Imaginez la suite : que des archéologues du futur en l’an 4300, viennent à découvrir — sous les décombres du Kremlin — la bibliothèque de papa Staline, apprenant ainsi l’existence de Périclès, celle de
Il s’appelait Austen Henry Layard, il était parti avec un copain. Leur chemin passait par
C’était fou. C’était inespéré.
Vingt-cinq mille tablettes d’argile. Des caractères cunéiformes, une écriture inconnue, une langue morte. Il fallait déchiffrer tout ça.
Incroyablement, on y parvint.
Henry Rawlinson, agent politique de Sa Majesté Britannique, officiait à Bagdad. Il avait des loisirs. Mieux encore, il avait découvert la clé du code, la «pierre de Rosette » des civilisations mésopotamiennes. Tout était là, bien visible, gravé dans le roc, lexique éternel : près de Kermanshah, il avait découvert le rocher de Behistoun, l’inscription de Darius : en vieux-persan, en élamite, en babylonien enfin — en caractères cunéiformes !
Rawlinson décoda, des nuits entières. Le British Museum encouragea la besogne, lui fournit un assistant, George Smith. Et quelle ne fut pas la sensation, quelques années plus tard — en 1872 — quand ce Smith put annoncer triomphalement, à la tribune de la « Society of Biblical Archaeology » , devant une assistance absolument bouleversée :
— Gentlemen, dans les tablettes assyriennes du British Museum, nous avons retrouvé un compte-rendu du Déluge !
On s’enflamma pour la découverte. C’était incontestable : un récit de la catastrophe biblique, dûment corroborée ! Et, en prime, les fragments d’une épopée bizarre, émouvante... Mais les textes étaient très obscurs, très incomplets. Le journal « Daily Telegraph » offrit mille guinées d’or à qui découvrirait les pages manquantes . On retourna à Ninive, on racla les fondations de la bibliothèque — et l’on trouva !
Désormais, tout était clair : Assourbanipal, roi terrible, grand écorcheur, creveur d’yeux et coupeur d’oreilles, avait voulu sauvegarder le passé, au profit des générations futures. Il avait envoyé ses scribes et traducteurs, leur donnant ordre de fouiller les antiques archives de Babylone. Il avait fait collationner des textes aussi vieux que l’écriture. Et tout cela s’étalait à présent : une civilisation inconnue, antérieure de 2400 ans au Grand Roi d’Assyrie lui-même ! Pour reprendre ma comparaison du début : comme si l’on avait découvert Eschyle et Sophocle dans la bibliothèque de Staline !
La suite allait de soi : on chercha le berceau de l’antique civilisation sumérienne, on exhuma les cités pré et post-diluviennes. Et ce furent les fouilles d’Our, d’Ourouk, Lagash, Kish, Shourroupak, Eridou, Agadé, Suse, Babylone ! Et ce furent d’autres découvertes, des fragments du même récit, infiniment plus anciens, mais à peu près identiques — les originaux en somme ! — rédigés bien souvent en « sumérien d’église »... car bon nombre de scribes avaient utilisé une langue déjà morte, déjà savante (comme notre latin actuel), survivant à la décadence politique de tout un peuple...
Les premières versions originales furent trouvées à Nippour, en 1888. Elles dataient d’environ vingt-neuf siècles avant Jésus-Christ. Elles avaient donc, à peu de chose près, cinq mille ans d’âge.
On étendit les recherches. Et bientôt, l’on comprit que l’épopée de Gilgamesh, que cette saga perdue et retrouvée, avait été — bien avant
On en retrouva des traductions partielles, en hittite (langue indo-européenne) et en hourrite. On en découvrit des fragments à Sultantepe, dans l’actuel Kurdistan turc. Puis des épisodes cananéens, à Megiddo, antique cité de Palestine : les auteurs de
On retrouva l’épopée dans les tablettes d’Ugarit, sur la côte syrienne. A tout le moins des adaptations, des influences directes, bien discernables dans les récits — rédigés vers 1800 avant notre ère — d’une civilisation distincte. Il y eut d’autres indices de « retombées culturelles » : il semble que l’épopée de Gilgamesh ait influencé les conteurs de la tradition crétoise, égéenne, puis mycénienne, avant de reparaître, comme un filigrane d’or et de vérité, dans la toile des poèmes homériques...
Et je vous fiche mon billet que, lorsqu’on aura déchiffré les textes de la magnifique bibliothèque royale d’Ebla — fraîchement retrouvée en Syrie — on y verra surgir quelque traduction de Gilgamesh !
Mais qui donc étaient ces Sumériens de légende? Et quel était ce Gilgamesh, dont je vous bassine depuis tantôt trois pages ?
Distinguons.
Sumer, c’est la plus antique civilisation de Mésopotamie — et l’une des plus anciennes du monde, certainement. C’est cette culture qui s’épanouit voici cinquante-trois siècles, bien avant le Déluge — ou les déluges, car il y en eut plusieurs ! — et qui se poursuivit bien après, survivant à son peuple, un peu comme notre latinité survécut au monde romain.
Sumer, ce fut le delta du Tigre et de l’Euphrate, aujourd’hui perdu dans les sables — car le golfe Persique a reculé vers le sud, mangé par les alluvions des fleuves. Ce furent cinq, puis dix cités fameuses, cernées de murs puissants, ornées de ziggourats formidables, ces magnifiques pyramides à gradins, observatoires autant que temples, préfigurations de
Sumer, ce fut un peuple mystérieux, « venu du nord ou de l’est ». Du Caucase ? Des hauts plateaux iraniens ? Du lointain Sinkiang ? Des steppes de Mongolie ? De la vallée de l’Indus ? Allez donc savoir... Peut-être venaient-ils d’un paradis perdu, tout simplement, situé « à l’Est d’Eden », guidés par les fils et petit-fils d’un Adam déchu, recru de fatigue, de regrets et d’amertume …
Ils arrivèrent, en tout cas, quatre mille ans avant notre ère, et s’installèrent dans le delta, y fondant leurs premières cités. Oh ! Ils n’inventèrent pas toutes choses : avant eux, il y avait déjà une culture, des poteries remarquables, des huttes, des bourgades. Qui peut dire l’origine et les premières fondations d’Obeid, de Harappa, de Mohenjo-Daro, de Jéricho? D’ailleurs, en Egypte aussi, une civilisation pré-dynastique florissait depuis la nuit des temps... (5000 avant J-C.?).
Toujours en est-il que ces Sumériens organisèrent quelque chose de structuré. Des villes. De petits Etats. Des réseaux d’irrigation. Des greniers. Des temples. Un clergé de mages et d’astronomes, nantis de grands pouvoirs, détenteurs des Augures et du Calendrier des Semailles. Toujours en est-il qu’ils travaillèrent le cuivre et l’or, qu’ils connurent les arts de la paix et les sciences de la guerre, qu’ils eurent des phalanges armées de piques, précédées de chariots à quatre roues, eux-mêmes tirés par quatre onagres semi-domestiqués. C’était mieux qu’un peuple, cela : c’était une nation !
Bien avant le Déluge, ils eurent des rois. Car on a retrouvé leurs listes dynastiques, assez complètes et tout à fait formelles : la royauté, le pouvoir, étaient tombés du ciel ! Affirmation séduisante, énigmatique, dont vous ferez ce que vous voudrez, selon votre tempérament plus ou moins romanesque.
Etait-ce à dire que le pouvoir se réclamait du droit divin? « Moi, Goudea, par la grâce de Ningirsou, roi de Lagash ».,.. Ou bien que le sceptre avait été arraché aux prêtres, aux sorciers-mages, descendu du « ciel ». des ziggourats pour être installé dans le palais des guerriers laïcs ? Le sabre l’aurait ainsi emporté sur le goupillon… lequel n’en conserverait pas moins d’immenses et mystérieux pouvoirs. D’ailleurs, il y avait des prêtres-rois, dans certaines cités...
Faut-il croire, avec les tenants de la colonisation extra-terrestre, que le pouvoir avait été conféré par des « dieux-cosmonautes » venus d’ailleurs ? On connaît le texte fameux de
Les écritures sumériennes ne nous éclairent pas beaucoup quant à ces intéressants métissages. Mais elles nous apprennent quand même que Gilgamesh était un héros, qu’il était « trois quarts dieu, un quart homme » .... et qu’il était costaud.
Un pouvoir tombé du ciel, trois explications. Au fait, elles ne sont pas incompatibles…
Gilgamesh, nous le savons aussi, vécut réellement. Il fut cinquième roi d’Ourouk, sur la liste dynastique post-diluvienne. Il descendait même, en ligne directe, d’un personnage tout à fait remarquable : à savoir du fameux Utnapishtim, citoyen de Shourroupak-la-Submergée, c’est-à-dire du Noé sumérien !
Avec un tel ancêtre terrien, avec d’autres ascendants divins, notre Gilgamesh ne pouvait être un personnage ordinaire. A quoi donc ressemblait-il ? Nous avons des représentations, des portraits, des sceaux royaux, qui nous le montrent en monarque sémite, barbu, chevelu, vêtu d’une robe somptueuse, coiffé de la tiare, paré de bijoux comme une femme, mais fort occupé à étrangler deux lions ! Ces images ne sont pas véridiques : Sumérien de souche ancienne, Gilgamesh n’était nullement Sémite et pas davantage « Indo-Européen ». Il ne ressemblait pas aux Egyptiens hamitiques, ni aux Touraniens, ni aux Mongols... En fait, personne ne sait exactement ce qu’étaient ces Sumériens agaçants, mal identifiables, ces trapus aux épaules charnues, avec leur grosse tête ronde, leur nez court et droit, leurs grands yeux en amande. « De race divine » ? C’est commode…
Dieu par son âme invincible, homme par son corps vulnérable : tel fut sans doute Gilgamesh, géant, roi, héros, paladin d’épopée, qui parcourut le monde en riant, avec son copain Enkidou. Gilgamesh, qui chercha l’amour, trouva l’amitié, chercha l’aventure, trouva la mort, chercha l’éternité, trouva le destin.
Gilgamesh ! Cinq mille ans depuis, des exploits toujours résonnants, des angoisses qui ne nous ont jamais quittées. Un poème épique, une littérature qui enfanta toutes les autres — et combien s’abstiendraient d’écrire, s’ils savaient tout ce qui fut déjà dit, et dans quels termes ! — Un indice d’immortalité, dans la poussière des siècles. La survivance de
Gilgamesh.
Gilgamesh ou le destin des hommes (2)
Illustrations de Serge Creuz (c).
1. L’INCONNU DU DÉSERT
Gilgamesh, seigneur de Koulab, grande est ta gloire !
Il fut le sage connaissant toute chose ; il fut le roi parcourant l’univers. Il était savant, il détenait les clés des mystères et des secrets. Il nous retrouva la connaissance des jours anciens, d’avant le Déluge. Il partit pour de longs voyages, revint harassé et recru de travaux.
Cela ne pouvait durer. Les hommes se plaignirent aux dieux, les dieux firent appel au Père Anou :
— Il est né d’une déesse, il et fort comme un taureau sauvage. Il prend les fils et les filles. Est-ce là le Roi, le berger de son peuple ?
Anou entend ces récriminations, médite, échafaude un plan :
— Voyons, il lui faut un égal, un reflet de lui- même, un coeur aussi tempétueux que le sien. Ils seront rivaux et lutteront sans fin ; ça les occupera, pour la plus grande paix d’Ourouk, pour la tranquillité des citoyens. C’est l’affaire d’Arourou.
Arourou, c’est la déesse de la création. Elle conçoit en son esprit l’image du rival. Elle trempe ses mains dans l’eau, modèle de l’argile, qu’elle lance ensuite dans l’espace. C’est ainsi que naquit le noble Enkidou. Il avait les vertus de Ninourta lui-même (1). Il avait la peau rude et couverte de poils épais. Mais il était inconscient de toutes choses, innocent comme les animaux sauvages, dont il partagea tout d’abord l’existence.
Enkidou, donc, broutait les herbes du désert, en compagnie des gazelles. Il jouait avec les fauves,au crépuscule, près des abreuvoirs ;il se réjouissait de l’eau et du vent.
Mais un soir, les troupeaux s’avancèrent vers le domaine des hommes et c’est ainsi, près d’un étang, qu’un trappeur aperçut Enkidou. Il le vit trois soirs de suite, face à face, et chaque fois fut pétrifié de frayeur. Finalement, le trappeur abandonna sa chasse et rentra chez lui, sans grand gibier, au surplus terrifié. Longtemps, il resta songeur et silencieux. Finalement, dans un murmure, il osa se confier à son père :
— J’ai vu un homme dans les collines... Mais peut-être était-ce une bête, ou un dieu ? Il a toute la force du monde, il ressemble aux immortels venus du ciel. Il parcourt le désert avec les troupeaux sauvages, il mange de l’herbe. Maintenant, il s’avance sur nos terres, se repose près de nos puits. J’ai peur, je n’ose l’approcher. Il comble mes fosses, il détruit mes pièges, il libère le gibier qui s’y fait prendre. De quoi vivrons-nous désormais ? Le père parla, dans la sagesse de son âge
— Fils, tu connais Gilgamesh, roi d’Ourouk. Personne ne peut l’affronter, il est de taille à décrocher les étoiles. Va donc dans la cité d’Ourouk, va trouver Gilgamesh, expose-lui la force de cet inconnu. Demande-lui une prostituée du temple d’Ishtar, une enfant du plaisir. Ramène ici cette femme, pour qu’elle maîtrise l’homme sauvage. Lorsqu’il reviendra aux points d’eau, il la trouvera, il la couvrira de son étreinte. Alors les animaux se détourneront de lui, il sera seul et vulnérable.
(1) Ninourta, Ningirsou : dieu guerrier, vent du sud, irrigateur. Il endigua les flots de l’enfer et perfora plusieurs monstres.
Ainsi fit le trappeur, qui se mit en route, trouva Gilgamesh, lui fit ses doléances et présenta sa requête. Le roi d’Ourouk trouva la chose plaisante :
— Ton père a raison. Prends donc une prostituée du temple, emmène-la dans le désert, offre-la à cet inconnu. Elle parviendra sans doute à l’apprivoiser.
Puis, dressant une pierre, il y grava tout le récit. Quand les dieux créèrent Gilgamesh, ils lui donnèrent un corps parfait. Shamash-le-Glorieux lui accorda la beauté, Adad-la-Tempête le
remplit de force. Les grands dieux le voulurent de beauté parfaite, surpassant tous les autres. Ils le firent dieu pour deux tiers, homme pour le reste.
Il construisit les murs d’Ourouk, le puissant rempart, et le temple Eanna pour Anou-du-Firmament et pour Ishtar-l’Amoureuse. Regarde-les aujourd’hui : le grand mur extérieur, dont la corniche étincelle de cuivre ; et le mur intérieur qui n’a point d’égal. Approche et considère le seuil, vois comme il est ancien. Admire la maison d’Ishtar, notre dame de l’Amour et de
Note du récitant : une fois pour toutes, Shamash est le nom sémitique du Dieu-Soleil (aujourd’hui encore : Shamsh chez les Bédouins, Shemesh en hébreu, Shems en arabe...). Mais à l’époque de Gilgamesh, l’astre du jour portait encore son nom sumérien : Outou. Nous conserverons cependant l’appellation, plus tardive, des relations principales.
Anou, c’est le Dieu-Père, primordial et cosmogonique, celui qui plane au-dessus de la mêlée. Adad, c’est évidemment le Thor sumérien, le maître des pluies et des tempêtes. Quant à Ishtar, redoutable et superbe, c’est à la fois la soeur et l’épouse de Shamash : elle préside aux Amours et aux Guerres, ces deux véhicules des conquêtes et des souffrances...
Reste le culte de la brique, qu’on croyait particulier aux peuplades belges. Force est de constater que les Sumériens nous ont devancés, en ce domaine comme en d’autres. Ils appréciaient particulièrement la brique « brûlée », bien plus solide que la brique cuite au soleil, mais beaucoup plus chère aussi, car le combustible était rare. Faut-il en déduire que Gilgamesh aurait fait, parmi nous, un promoteur heureux ?
Mais laissons ces considérations et retournons au corps du récit.
Gilgamesh avait été la fierté, le champion d’Ourouk-aux-puissantes-murailles. Il avait multiplié les randonnées guerrières, dépensant en tous lieux sa jeune force bouillonnante. Mais nulle part, il n’avait trouvé d’adversaire à sa taille : tout homme pliait devant lui. Désenchanté, il revint donc en sa ville, qui bientôt retentit de plaintes et de lamentations :
— Il est intenable ! Son désoeuvrement est une calamité pour tous les citoyens. De jour, de nuit, son arrogance n’a pas de limites. Il sonne le tocsin pour s’amuser. Aucun père ne garde ses fils, car Gilgamesh les rassemble pour ses folles expéditions. Et pourtant, le Roi devrait être un berger pour son peuple ! Aucun amant ne trouve de fille vierge ; le noble ne peut conserver sa femme, le guerrier se voit arracher ses filles, car Gilgamesh les veut toutes, dans sa lubricité. Et pourtant, voilà le berger de la cité, qui devrait être sage, bienveillant, résolu.
(Nous présentons nos regrets à Gisèle Halimi, car toute cette histoire est absolument scandaleuse. Mais les Sumériens étaient d’affreux machos, vigoureusement phallocrates, qui n’avaient jamais entendu parler du M.L.F. Au reste, vous feriez mieux de ne pas lire la suite et de brûler ce journal.)
Le trappeur se confondit en gratitude, trouva la spécialiste et l’emmena comme convenu. En trois jours de voyage, ils parvinrent aux points d’eau.
Là, le trappeur et la femme s’assirent en silence, face à face, attendant le gibier. Trois jours passèrent encore : on ne voyait que de petits animaux, apeurés et furtifs. Mais enfin parurent les grands troupeaux sauvages et Enkidou parmi eux. Et elle l’aperçut, massif et velu, descendant au loin des collines. Alors le trappeur lui adressa la parole :
— Le voici. Maintenant, femme, n’aie aucune honte, découvre ta poitrine. Fais bon accueil à ton désir, provoque-le au besoin. Montre-toi nue, offre-lui ton corps. Laisse-le t’approcher, couche-toi près de lui, apprends à cet homme sauvage ta science de femme, enchaîne-le par les sortilèges. Car alors les bêtes du désert, dont il partageait l’existence, s’éloigneront de lui.
Elle n’eut aucune honte, elle le provoqua, elle accueillit calmement son désir. Il fut d’abord surpris, comme fasciné, un peu méfiant. Puis la curiosité l’emporta… Elle lui apprit alors les ressources de son art. Ils eurent beaucoup de choses à se dire, pendant six jours et sept nuits, car Enkidou avait oublié l’eau, le vent et les errances dans les collines. Mais quand il fut satisfait, il voulut repartir et rejoindre les animaux. Et tout aussitôt qu’une gazelle l’aperçut, elle s’enfuit en bondissant. Etonné, il chercha de grands fauves : eux aussi s’éloignèrent en grondant. Enkidou eût aimé les poursuivre, les rattraper, mais il lui semblait avoir perdu une
partie de sa force. Ses membres étaient comme liés, ses genoux fléchissaient sous la course.(2). Enkidou se retrouva seul et faible, avec des pensées d’homme dans l’esprit, des émotions d’homme dans le cœur. Pensif et triste, il revint vers la femme qui l’avait attendu. Et alors elle lui parla :
— Te voilà plein d’une sagesse nouvelle. Te voilà pareil aux dieux. Pourquoi veux-tu courir en sauvage avec les animaux du désert ? Viens avec moi. Je te mènerai dans Ourouk-aux-fortes-murailles, je te montrerai le temple d’Ishtar et d’Anou, l’Eanna de l’amour et du ciel. C’est là que vit Gilgamesh, le très fort, celui qui règne sur les hommes comme un taureau indompté.
Enkidou mit du temps à comprendre, mais finalement fut séduit. Il venait de découvrir la solitude humaine, il cherchait un compagnon à qui ouvrir son cœur.
— Je viens avec toi, femme. Je veux voir cette ville, ces murailles, ce temple et cet homme, moi qui suis né dans les collines, moi qui suis le plus fort de tous.
Ils marchèrent donc et, chemin faisant, elle l’étourdissait de ses paroles :
— Tu verras sa face. Je connais bien Gilgamesh de la grande Ourouk. Tu verras, Enkidou, les gens sont vêtus de robes somptueuses, chaque jour est une fête, les garçons sont beaux et les filles sont superbes. Et comme ils sentent bon ! Tu aimes la vie, Enkidou, tu aimeras la cité.
Tu verras Gilgamesh, l’homme heureux, dans sa radieuse virilité. Il est parfait de force et de beauté, il ne se repose jamais. Il est plus fort que toi, aussi laisse tomber tes vantardises. Shamash-le-Glorieux l’a comblé de faveurs, et Anou-du-Firmament, et Enlil aussi. Le sage Ea lui a donné l’entendement de toutes choses. Je te le dis : dans ses rêves, Gilgamesh sait déjà tout de toi et de ta venue.
De fait, au temple dOurouk, Gilgamesh était allé trouver sa mère, la grande déesse Ninsoun :
— Mère splendide, laisse-moi te conter mon rêve de cette nuit. Je marchais, sous la voûte cloutée d’étoiles. J’étais plein de joie, entouré des jeunes héros, et soudain un météore nous tomba du ciel. Je voulus le soulever, mais il était trop lourd. Et les nobles d’Ourouk voulaient lui baiser les pieds. Et je l’aimais comme on aime une femme. Et il était comme une hache, que je porterais à mon flanc. Et tu me le donnas pour frère. Quel est donc ce rêve étrange, ô Ninsoun ?
(2) Pas étonnant, après de pareils excès…
Ninsoun, sage et clairvoyante, lui répondit aussitôt :
— Cette étoile du ciel, cette hache brillante, c’est ton compagnon qui te secondera dans les périls. Sa force est immense, Il a vécu parmi les bêtes sauvages, dans les herbages des collines désertes. Il te sera comme un frère. Voilà l’explication de ton rêve. Et Gilgamesh se retira tout songeur.
Cependant, la prostituée du temple guidait toujours Enkidou. Elle avait partagé ses vêtements, lui en donnant la moitié, lui apprenant à se vêtir. Le menant par la main, elle fut une mère pour lui, elle le conduisit chez les bergers de la plaine. Ceux-ci, craintifs et respectueux, s’assemblèrent autour de lui, offrant du pain et du vin. Mais Enkidou ne connaissait que l’herbe et le lait des ânesses sauvages.
Il était là, stupide, ne sachant que faire du pain et du vin. Et la femme parla encore :
— Enkidou, mange ce pain, bois ce vin, ce sont les sources de la vie.
Il mangea et but du vin tort, sept gobelets bien remplis. Il devint joyeux, son coeur enfla et son visage s’empourpra. Il lissa les poils de son corps et s’oignit d’huiles parfumées : Enkidou devenait un homme. On lui choisit des vêtements appropriés, il apparut superbe. Puis il découvrit l’usage des armes et chassa les lions, afin que les bergers puissent trouver le repos au long des nuits. Il tua des loups et des lions, il fut l’invincible gardien du campement, et les bergers se confièrent en sa force. Et, toujours, la femme était son initiatrice (3)...
Il vivait heureux parmi les bergers, oublieux d’Ourouk et de ses merveilles. Mais voici qu’un jour, sur la piste lointaine, il aperçut un voyageur isolé.
— Femme, quel est donc celui-là ? Pourquoi est-il venu ? Je veux savoir. Va le chercher.
Elle courut, ramena l’étranger, qui se désaltéra, mangea et puis expliqua sa venue :
— J’arrive d’Ourouk-aux-fortes-murailles. Gilgamesh est entré parmi l’assemblée du peuple. Ils s’étaient réunis pour choisir une épousée, pour l’un de nos jeunes hommes d’une famille considérable. Mais lui se moque et défie tout le monde. Il s’est arrogé des droits fort étranges. Il prétend passer en premier auprès de l’épousée : le roi d’abord, l’époux ensuite.
Il dit que cela fut ordonné par les dieux, depuis que fut tranché le cordon ombilical du monde. Mais à présent les tambours battent dans l’enceinte d’Ourouk, et toute la cité gronde en fureur. Et pourtant, qui pourra affronter sa force ?
Entendant cela, Enkidou se dressa et devint très pâle. Sa voix s’éleva comme un mugissement :
— J’irai en cette ville, où Gilgamesh règne sur le peuple. Je lui lancerai mon défi. Je crierai très haut, sur les places d’Ourouk : je suis Enkidou, je suis venu pour changer l’ordre ancien, car je suis le plus fort ici !
Ayant dit, Enkidou quitta le campement et marcha vers la ville.
Et, toujours, la femme le suivait.
(3) Ainsi donc, les Sumériens admettaient la théorie de l’évolution ! Enkidou, le sauvage, passe de l’inconscience animale à la condition humaine le voilà chasseur et pasteur, avant de devenir citadin. Un saisissant raccourci !
Gilgamesh ou le destin des hommes (4)
Ceci continue l’épopée de Gilgamesh, feuilleton héroïque, érotique, métaphysique et sumérien. Vieux de six mille ans, le récit n’a rien perdu de son pouvoir de fascination. Suivons le roi d’Ourouk dans son plus étrange voyage, celui de l’aventure intérieure...
5. LES RIVAGES LOINTAINS
Illustrations de Serge Creuz (c).