Dependance totale (Nouvelle)

yvesh Par Le 29/03/2012 0

Dans Fictions

DEPENDANCE TOTALE

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Voilà un petit texte que j'ai retrouvé et qui a été "pondu" en 1972, alors que j'avais encore 12 ans ! Le voici reproduit ici en intégralité et pour la première fois d'ailleurs. Soyez donc indulgent avec lui et pardonnez ses défauts de jeunesse (quel titre...).

DEPENDANCE TOTALE

Thaïf s'inquiétait énormément. On l'avait arraché à sa terre natale et on l'avait emporté dans un endroit sec et pauvre. Où il était avant, il se portait bien, on prenait soin de lui et l'endroit était humide à point.

Le plus incroyable était qu'on lui avait coupé toutes ses substances nourricières. Comment l'être qui prenait soin de lui voulait--il que Thaïf reprenne vie ?

Les nourrisseurs- ainsi les Guers appelaient les êtres qui prenaient soin d'eux - étaient des choses gigantesques et répugnantes, qui leur procuraient la nourriture, l'eau et le site d’implantation.

Thaïf savait qu'il avait changé de nourrisseur, et il sentait bien que ce dernier était beaucoup moins amical. Il regrettait son ancien nourrisseur. Thaïf savait également que des Guers mourraient par la faute de certains nourrisseurs. Cela allait-il lui arriver ? Jamais il ne s'en aurait douté, auparavant. Thaïf avait un peu peur. Si il aurait pu se déplacer, il se serait enfuit. Mais les Guers avaient perdu le pouvoir de se mouvoir depuis de nombreuses générations.

Les Guers étaient des êtres frêles, qui n'esquissaient plus aucun mouvement. Leur civi­lisation était fondée sur la spiritualité, et ils correspondaient entre eux par télépathie. Les Guers pouvaient vivre longtemps, ou mourir dès leur naissance. Cela dépendait exclusive­ment des nourrisseurs, et de nombreux Guers regrettaient cet état "de chose.

Les Guers n'étaient entrés qu'une fois en contact avec les nourrisseurs, il y avait des quantités immenses de générations auparavant. Mais les Guers se transmettaient leur histoire depuis toujours, et ils n'oubliaient pas.

Et la seule fois que les Guers ont pris contact avec les nourrisseurs, cela avait été pour sceller un contrat. Les conditions étaient simples, et à l'avantage des Guers. Les nour­risseurs devaient éternellement prendre soin d'eux, et de leur coté, les Guers devaient faire profiter les nourrisseurs de leur beauté. Car les Guers étaient beaux, et ils le savaient.

Et les Guers se laissèrent faire, ils s'implan­tèrent partout sur la planète et procréèrent. Mais les Guers devaient rester immobiles, afin de toujours montrer leur beauté aux nourrisseurs. En effet, si les Guers partaient après avoir été nourris, le contrat était faussé, cassé. Mais les êtres frêles, à force de rester immobiles, perdirent le pouvoir de se mouvoir et ils pro­créèrent sur place, donnant toujours aux nour­risseurs de nouveaux Guers à soigner.

Les Guers regrettaient aussi de n'avoir rien d'autre à offrir que leur beauté aux nourrisseurs. Il existait des Guers sauvages, qui s'implantaient d'eux-mêmes et qui se nourrissaient naturellement et comme ils pouvaient. Ces Guers-là étaient beau­coup moins beaux que les " civilisés ".

Parfois, Thaïf regrettait de ne pas être un Guer sauvage. Maintenant, les Guers étaient les esclaves des nourrisseurs, ils ne pouvaient plus rien contre eux, et si les nourrisseurs voulaient les laisser mourir, ils mourraient.

Les Guers regrettaient leurs grands pouvoirs télépathiques de jadis, ceux avec lesquels ils avaient pris contact avec les nourrisseurs. Maintenant, les Guers étaient contrains de se laisser faire, ils ne pouvaient plus entrer en contact avec leurs protecteurs. Ils étaient abaissés au niveau des animaux asservis.

Thaïf sentit que son nourrisseur arrivait. Allait-il enfin être bien soigné ? Il suffirait de bien peu pour qu'il reprenne vie. De l'eau, tout simplement.

Thaïf sentit soudainement l'humidité du sol. Son nourrisseur lui donnait enfin de l'eau ! Thaïf étendit doucement ses antennes nourricières. Elles se rétractèrent aussitôt. Il y avait bien de l'eau, mais il avait détecté des substances chimiques néfastes dans cette eau. Il ne pouvait pas se réhydrater. Son nourrisseur voulait-il sa mort, ou bien ne s'était-il pas rendu compte que son eau était polluée ?

Soudain, Thaïf sut qu'il allait mourir. Il dit adieu à ses congénères, leur expliquant son cas, et laissa sa beauté se flétrir. Il avait résisté très longtemps, trop longtemps. Il sentit sa parure tomber, son corps se courber.

Le nourrisseur allait-il le laisser ainsi ? N'avait-il pas de pitié ? Que faisait-il du contrat ? Ses minuscules cellules cervicales atrophiées se désagrégeaient. Il essaya de faire un mouvement, comme il l'avait si souvent tenté, mais il n'eut pas plus de succès que les autres fois. Il sentit un être reproducteur se poser sur l'un de ses organes sexuels, mais il s'envola aussitôt, probablement déçu. Les êtres reproducteurs étaient des choses minuscules, à l'inverse des nourrisseurs. Ils n'étaient pas intelligents, ils faisaient ça par besoin.

Les Guers étaient hermaphrodites, mais ils ne pouvaient plus se reproduire directement. Alors, de petits êtres transportaient les gènes d'un organe sexuel à l'autre, ensemençant ainsi. Les Guers aimaient bien les reproducteurs, car en définitive, c'était grâce à eux qu'ils pouvaient procréer maintenant. Plus aucun être ailé de se posera sur Thaïf, maintenant...

Thaïf sentit ses pointes organiques se hérisser, uniques et pauvres défenses contres les attaques. Ses membres protecteurs se flétrissaient. Soudain, une atroce douleur monta en Thaïf, partant des organes nourriciers et implanteurs. Thaïf sut aussitôt que c'était la fin. Des centaines de Guers entendirent le cri déchirant de Thaïf. On commença une cérémonie d'adieu et de tristesse...

Jamais les Guers n'auraient imaginé que les nourriciers auraient pu oublier leur contrat, pendant ces millénaires. En effet, quand les Guers les avaient connu, ils n'étaient encore que des idiots primitifs. Les Guers, eux, restaient toujours au même niveau, et ne pouvaient comprendre l'évolution, c'est ce qui les perdait...

* * *

Manuel Cortega cracha à terre et jeta sur le sol le massif d’orchidées qu'il venait d'arracher. Il avait volé cette plante il y a quelques jours, dans une belle propriété de la ville. Il aurait voulu qu'elle reprenne. Quel chic cela aurait fait, parmi les cases des voisins du bidonville !

Manuel haussa les épaules et rentra dans sa case en tôle, où ses six enfants l'accueillirent avec un bruit infernal. Agacé, il ressortit, regarda en passant les restes du beau massif d’orchidées. Mais les racines pourrissaient, les fleurs étaient flétries et les feuilles déchiquetées. Il haussa à nouveau les épaules. Drôle d'idée, qu'il avait eu de replanter une plante de riche dans un bidonville. Hier, il avait eu son jour de succès. Tout le monde venait voir son orchidée. Aujourd’hui, c'était fini.

Bah, soupira-t-il, cela avait égayé un peu sa vie de pauvre. Il se tourna vers la mer et contempla le paysage grandiose d'un air outré. Il se demanda pourquoi tant de monde venait voir Rio, capitale des bidonvilles !

Le même jour, des milliers d’orchidées moururent à Rio de Janeiro. C'était le premier geste de protestation des Guers. Mais personne n'y fit attention…

Le jour où les Guers mourront tous le même jour, par leur désespérance, peut-être les humains se souviendront-ils de leur contrat ? Qui sait ?...

FIN

© Yves Herbo - 29-03/2012

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